Gouvernance à la frontière Goma – Gisenyi : A qui profite le désordre organisé?

Gouvernance à la frontière Goma – Gisenyi : A qui profite le désordre organisé?
Par Blaise Muhire
Introduction
Entre 2010 et 2013, des efforts conjoints entre l’organisation International Alert avec l’appui du Gouvernement norvégien, à travers son Ministère des affaires étrangères et la Banque Mondiale en la collaboration avec le Gouvernement provincial du Nord-Kivu ont contribué à l’amélioration des conditions de la traversée en faveur du petit commerce transfrontalier entre la RDC d’un côté, le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda de l’autre. En dépit des résultats enregistrés, la sortie récente d’un arrêté ministériel[1] met sérieusement en difficulté les acquis obtenus en faveur des petits commerçants transfrontaliers. Ce petit article en discute.
Recherche, formation et appui institutionnel des organisations locales : quel espoir pour ces acquis ?
En 2010, International Alert avait publié un rapport de recherche[2] concernant le secteur du petit commerce transfrontalier à la frontière (Goma-Gisenyi) et en 2013 un autre sur la frontière RDC avec le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda[3]. Les deux rapports avaient souligné l’importance du petit commerce dans l’économie des pays concernés et surtout la part de ce commerce dans les conditions des ménages des petits commerçants entant que catégorie principale dans ce secteur et dont plus de 80% sont des femmes.
Grâce à ces deux recherches, des activités spécifiques avaient été menées par International Alert en partenariat avec les organisations locales qui travaillent quotidiennement avec les associations et filières des petits commerçants, dans les villes de Goma, Bukavu, Uvira et Arua. Avec l’appui de la Banque Mondiale, des résultats concrets existent[4], parmi lesquels l’on peut citer un arrêté provincial portant organisation du petit du petit commerce transfrontalier.[5] Cet arrêté prévoit aussi la mise en place d’un comité de pilotage (article 23) chargé de mettre en exécution les recommandations de la feuille de route national conjointement signé à Kinshasa en 2011.
Bien que cet arrêté clarifie les critères du petit commerce (article 3) et protège en quelque sorte les petits commerçants, sa mise en œuvre effective reste à désirer. Jusqu’aujourd’hui, le comité de pilotage n’a jamais été formé, ses membres restent à nommer et leurs rôles précisés dans un autre texte légal, qui n’existe pas encore. Il revient donc à l’autorité provinciale de décider quoi faire, selon les prérogatives que la constitution lui confère en matière du petit commerce.
Des bonnes initiatives, une faible cohérence des politiques et manque de concertation entre les acteurs clés
L’article 22 stipule que les produits et marchandises faisant l’objet du petit commerce frontalier inferieurs ou égales à 100kgs et d’une valeur n’excédant pas l’équivalent en francs congolais de 100usd sont exempts des droits de douane et taxes provinciales. Deux blocages se dégagent à ce niveau :
D’abord, les retenus auxquels cet arrêté fait allusion ne concernent que les taxes provinciales et non nationales c’est-à-dire perçus par les services déconcentrés du trésor public.[6] Même si les petits commerçants sont exempts des taxes de la Mairie ou de la commune de Goma ou d’autres services tel que le service provincial de quarantaine, ce sont les taxes de services déconcentrés qui pèsent le plus sur le petit commerce. Une des faiblesses de l’arrêté provincial est qu’il ne propose aucune nomenclature en rapport avec les produits et les quantités concernés par le petit commerce. La constitution de la république reconnait aux provinces le droit de légiférer sur la matière du petit commerce mais ne dit pas jusqu’où les initiatives provinciales favorisant le petit commerce peuvent-elles aller. Donc, tant que le Ministère national des finances imposera sa nomenclature, les initiatives provinciales resteront sujettes à la volonté de Kinshasa, pourtant coupé des réalités locales.
A titre d’illustration, un taux de 5% est imposé à tous les produits du cru, au regard du paragraphe 17 des dispositions préliminaires du tarif des droits et taxes institués par l’ordonnance-loi n°11/2012 du 21 septembre 2012 instituant un tarif simplifie à l’importation. Pourtant, les 5% ne peuvent être ni diminués ni supprimés par les autorités provinciales, lorsque c’est nécessaire et vital aux populations qui en dépendent.
En dépit des efforts conjointement fournis entre la Primature, le Ministère national des finances et la Banque mondial – et sur terrain par International Alert et ses partenaires locaux – l’actuel arrêté national ignore complément existence de l’arrêté provincial et tous les acquis jusqu’ici obtenus. Certains petits commerçants rencontrés à la petite barrière (coté RDC) ont clairement dit être déçus par les services douaniers. Les organisations locales qui accompagnent les petits commerçants, notamment dans le plaidoyer auprès des autorités provinciales, ont ; eux aussi ; reconnu que …dans le contexte de chevauchement et de compétition de l’autorité entre les services déconcentrés et ceux décentralisés, il est difficile de réussir le plaidoyer.
Le deuxième blocage se réfère à l’article 1er de l’arrêté provincial qui stipule que l’exercice du petit commerce est subordonné à la détention d’un permis d’exercice et de la fiche d’identification en dérogation aux dispositions de l’ordonnance-loi 79-025 du 07 janvier 1979 instituant le nouveau registre de commerce et de l’ordonnance-loi 90-046 portant réglementation du petit commerce. Dans la pratique, les deux ordonnance-lois susmentionnées ont du mal à s’appliquer. D’une part parce que l’économie du pays est à plus de 80% dans le secteur informel, et il reste difficile de formaliser l’économie uniquement à partir de cette échelle locale qui est le petit commerce. D’autre part, espérer persuader les petits commerçants à tenir certains éléments du livre de commerce est aberrant dans le contexte actuel. Pire encore, selon cet arrêté national, les 5% pénalisent davantage les petits commerçants congolais puisque ces derniers importent plus qu’ils exportent au Rwanda. Selon les rapports de recherche d’International Alert, la plupart des petits commerçants (majoritairement femmes) traversent avec des sacs et des paniers presque vides pour aller s’approvisionner au Rwanda. Cela dit, les congolais payent (à un tarif relativement élevé) à l’importation de l’autre côté du Rwanda et pareil du côté congolais lorsqu’ils retournent chez eux.
S’agissant de l’obtention du permis de fonctionnement, l’arrêté provincial renforce l’arrêté national, à son article 4 concernant la tenue un permis pour fonctionner. Il n’avait jamais été possible d’y arriver, jusqu’en 2013 lorsque les partenaires d’Alert ont accompagné les associations dans leur processus de formalisation et d’obtention des statuts juridiques dans les 4 sites (Goma, Bukavu, Uvira et Arua). Dans ces conditions, il aurait été facile pour chaque association d’octroyer une carte d’identification à ses membres. Malheureusement, avec la fin du financement des bailleurs, ces activités n’ont pas été complètement achevées.
Entre l’autorité de l’Etat et la société civile !
Quoi faut-il renforcer entre les deux ; ou du moins, qu’est ce qui est « renforçable »? Cette dialectique s’impose dans tous les cas. Travailler à un niveau et ignorer l’autre est un dilemme tandis que combiner les deux est souvent contre-productif. C’est le cas du petit commerce transfrontalier entre la RDC et les pays voisins.
La RDC, non signataire des accords tarifaires de la Communauté des Pays de l’Est (East African Community), et membre d’une Communauté Economique des Pays des Grands Lacs (CEPGL) en panne depuis des années, n’arrive à progresser qu’en reculant et en ignorant les efforts de ses partenaires sur terrain qui travaillent pour ses citoyens. Tant que les provinces resteront des agents voués à peiner pour le gouvernement central et considérées uniquement comme collecteurs des taxes pour le trésor public central, les acquis obtenus ne resteront pas longtemps au profit des populations qui se battent pour leur survie. L’exemple d’International Alert dans ce dilemme est riche en expérience. En 2012, Alert a réussi à étendre la recherche déjà réalisée en 2010 à la frontière entre Goma et Gisenyi sur d’autres frontières de la RDC avec le Burundi, une partie du Rwanda et de l’Ouganda. Les activités de recherche avaient été couplées avec les activités de renforcement de capacité des agents des services œuvrant à la frontière d’une part et les petits commerçants d’autre part. Entre la rétrocession financière de 40% aux provinces et la décentralisation effective, le congolais ne sait toujours pas laquelle lui sera utile.
Les interventions extérieures : faire quelque chose ou ne rien faire ?
L’importance du petit commerce sur le plan économique entant que pilier du rapprochement entre les populations de l’Est de la RDC et leurs voisins a été un cheval de bataille des organisations internationales[7], comme c’est le cas dans d’autres secteurs de la consolidation de la paix et de développement. Souvent, pour consolider les acquis de leurs projets, l’approche ‘bottom-up’ implique le travail à la base tout en sollicitant les institutions de l’Etat pour garantir une certaine légitimité aux actions posées. Tant que l’Etat congolais ne saura pas améliorer son système de gouvernance, les intervenants extérieurs resteront dans l’obligation de le trainer, de lui forcer la main …jusqu’à lui attribuer une partie de leurs résultats pour justifier la sa part dans ce qui se passe.
Conclusion
Cette analyse visait à constater que l’enchevêtrement des textes légaux qui régissent le petit commerce ne profite ni à l’Etat ni aux populations qui survivent de ce commerce. Le manque de volonté des autorités provinciales à appliquer l’arrêté provincial et d’autres textes légaux, combiné avec le manque de financement par les bailleurs de fonds sont les deux facteurs majeurs qui ont systématiquement entravé la continuité du travail, pourtant bien commencé avec beaucoup d’enthousiasmes des parties prenantes. Les services œuvrant à la frontière restent indifférents face aux doléances des petits commerçants, et se contente de la compétition avec les services provinciaux pour mobiliser le plus possible des recettes. Pour le moment, les associations des petits commerçants ne savent pas à quel saint se vouer, la situation à la traversée se détériore davantage malgré tout ce qui a été fait.
Blaise Muhire est chercheur et doctorant à l’université de Bayreuth en Allemagne.
[1] Le Ministère national des Finances a fait passer un arrêté n°CAB/MIN FINANCES/ 2014/003 du 21 aout 2014 portant institution d’un tarif simplifié à l’importation.
[2] La Traversee, International Alert, 2010
[3] Marcher dans l’obscurité, International Alert, 2013
[4] Selon le rapport final des activités (fin 2013), 171 cadres et agents œuvrant aux frontières de Goma et de Bukavu ont été formés sur la règlementation du petit commerce transfrontalier et la gouvernance des frontières sensible au genre et aux droits humains. Les femmes commerçantes œuvrant sur les deux frontières ont été structurées dans 27 associations afin des renforcer leur capacité d’organisation, d’information, de formation et de plaidoyer. En plus des réunions conjointes réunissant les autorités locales, les responsables des services aux frontières et les commerçants transfrontaliers, quatre (4) ateliers de formation ont été organisés en faveur de 325 commerçants transfrontaliers (81% des femmes) afin d’améliorer leurs connaissances sur leurs droits et obligations, sur les taxes à payer et la procédure de déclaration des marchandises aux frontières, etc.
[5] Voir Arrêté provincial n°01/079/CAB/GP-NK/2014 du 18 Février 2014
[6]DGDA, OCC, Service de quarantaine animal et végétal, etc.
[7] A part International Alert, l’on peut citer l’exemple de Search For Common Ground, COMESA et USAID