Les Femmes de Pakadjuma : De Calais à Kinshasa, récit de la naissance d’un livre

Les Femmes de Pakadjuma : De Calais à Kinshasa, récit de la naissance d’un livre

Stéphanie Perazzone (Institute of Development Policy (IOB), Université d’Anvers)

Photo (c) Ange Kasongo.

 

Pakadjuma

Ange Kasongo, journaliste Congolaise et auteure des Femmes de Pakadjuma, arrive, souriante, à notre table alors que le soleil commence doucement à descendre dans le vaste ciel poussiéreux de Kinshasa, capitale aussi tentaculaire qu’affairée de la République démocratique du Congo (RDC). Elle pose son sac, s’assoit, et un peu surprise, me dit que notre ami en commun, Bienvenu, ne lui a pas expliqué les raisons de cette petite réunion dans un café cossu du centre-ville qu’elle a elle-même choisi. « Ah ! » je m’exclame, « Je suis vraiment désolée… Mais Bienvenu, pourquoi tu ne lui as rien dit ? » Au milieu de nos rires, je continue : « J’ai lu ton livre, Les Femmes de Pakadjuma, que j’ai trouvé vraiment intéressant, et me suis dit que ce serait bien, tant que je suis ici sur place, de faire un petit entretien avec toi ; d’obtenir les impressions directes de l’auteure ».

C’est ainsi qu’après avoir commandé un verre, discuté un peu et m’être présentée brièvement – je suis chercheuse, je travaille en et sur la RDC depuis des années, et effectue mes recherches de terrain pour un nouveau projet sur la police à Kinshasa – Ange me décrit qui elle est : « Je suis journaliste et j’aime l’écriture. Je suis Kinoise, née ici et grandi ici. J’ai d’abord commencé avec une école de journalisme à Kinshasa, puis en 2014 je suis allée en France où je suis restée 5 ans. » Là, Ange accomplit un stage de 6 mois avec Radio France International (RFI) » où elle fait de « très belles rencontres » professionnelles qui l’ont motivées en 2016, à intégrer la prestigieuse École Supérieure de Journalisme (ESJ) à Lille. Une expérience particulièrement intéressante que l’écrivaine en devenir n’est pas près d’oublier. De retour à Kinshasa une première fois en 2017 après trois ans d’absence, elle se lance dans la rédaction des Lettres de Kinshasa, trois textes écris sous forme épistolaire qui lui « ont permis de raconter Kin » à mesure qu’elle redécouvrait sa ville natale « à travers le regard d’une Kinoise partie depuis trois ans narrant sa vie à Kinshasa à une amie restée à Paris. » Profondément ancrées dans une réflexion sur les « quartiers défavorisés » de la capitale, les trois « lettres » publiées sur le site de Jeune Afrique fait le récit de ce « Kinshasa profond visible dès la commune de Masina dont on n’oublie jamais le passage », et poseront en fait les premières bases de ce que deviendra Les Femmes de Pakadjuma.

Plus tard, lors d’un stage de deux mois à l’Agence France Presse en 2018, Ange remarque dans son entourage et sur les réseaux sociaux nombre de discussions portant sur Pakadjuma – une chanson y est même dédiée – un quartier pauvre et marginalisé de la commune de Limete, souvent stigmatisé par les habitants de « Kin » qui n’y voient que la prostitution, le crime et la débauche. Mais alors qu’il s’agit d’un « quartier hyperconnu » par tous les clichés qu’on lui attribue, Ange se rend à l’évidence : « C’est aussi un quartier complètement méconnu ; on ne sait pas vraiment ce qui s’y passe. » Pour y voir plus clair, elle a donc eu l’idée d’aller vers ses habitants, dans le but de mieux comprendre leur vie quotidienne, leurs difficultés, et d’interroger les rumeurs sur « tous ses gens qui vivent dans ces quartiers où on a du mal, vraiment du mal, à se faire une idée de la vraie vie ». Surtout, Ange, elle veut briser les clichés, piétiner les stéréotypes, renverser la tendance. Mais comment allait-elle pouvoir y arriver ?

C’est en y réfléchissant qu’elle demande à un ami de la prendre en photo alors qu’elle est de passage dans le quartier pour la première fois. L’image est postée sur Facebook accompagnée de la simple mention :

« Je vais à Pakadjuma ».

 

Les Femmes

« Cette phrase va générer une centaine de commentaires » réagit la journaliste, pour les uns surpris, pour les autres sarcastiques, et pour la plupart délétères : pourquoi se rendre là-bas ? Après tout, la mauvaise réputation de Pakadjuma est telle qu’elle pourrait bien aller jusqu’à salir Ange elle-même !

« Quand j’ai posté ma photo sur Facebook, les commentaires portaient surtout sur les femmes. Ce sont des femmes dont les gens parlaient en termes péjoratifs : surtout par rapport à la prostitution. Ça m’a donné envie de porter la voix de ces femmes qui sont souvent sans voix.»

C’est aussi sur ce flot de commentaires que s’ouvrent les premières pages du livre, qui raconte avec pudeur, intelligence, et compassion, le parcours d’Ophélie, une jeune congolaise, assistante sociale en France dont le parcours personnel la ramène dans les rues poussiéreuses de Pakadjuma où elle née d’une mère Congolaise et d’un père Algérien disparu avant sa naissance. Afin de conter, décrire, et faire vivre les habitants, les odeurs, les couleurs, et les défis de Pakadjuma dans les pages de son livre, Ange se devait de trouver une stratégie d’investigation : « J’ai commencé les démarches pour pouvoir aller sur place, et faire de l’immersion […] J’ai cherché à me mettre en contact avec des ONG et des associations locales », qui, à force de détermination, finissent par la prendre comme bénévole, lui servant de guide auprès des nombreuses femmes et autres personnages qui peuplent aujourd’hui son intrigue.

C’est à partir de là, qu’Ange commence à se rendre à Pakadjuma chaque samedi pendant deux mois, et avec l’aide de deux membres de l’association, dresse une liste de profils qu’elle souhaiterait rencontrer au cours de ses recherches. Une infirmière aguerrie, dont le personnage, amical et bienveillant, revient régulièrement dans le livre, lui a ainsi permis de discuter avec un chef de quartier, soucieux de la dégradation de son quartier, des mamans maraichères qui vendent leurs produits le long des rues grouillantes de monde, des prostituées, dont certaines « s’assument totalement, en assurant qu’il faut bien qu’elle gagnent leur vie pour s’occuper de leurs enfants et de leurs familles », et cette étudiante en droit qui « faisait de son mieux pour cacher à ses collègues de fac sa résidence à Pakadjuma ». Et toutes ces femmes, le texte nous le rappelle, ne livrent pas leurs combats quotidiens dans une vide politique, un quartier sans Histoire. « On a l’Etat qu’on a, c’est un Etat voyou. Un Etat qui s’en fout de la situation sociale de la population » me raconte Ange une pointe de colère dans la voix. « Parce que quand tu vois l’histoire de Pakadjuma, ça commence au début des années 1980, à l’époque c’était le gouverneur de la ville qui avait été interpellé par les habitants du coin, et qui étaient en insécurité à l’époque. Ils ont proposé de faire des travaux d’assainissement et lui, il s’est dit que à la fois ça pourrait redorer l’image de la ville et puis son image à lui aussi, en tant que gouverneur, en tant que manager. Ça fait des années, et rien n’a changé, les autorités ne se posent pas la question de ce qu’on peut faire pour lutter contre la précarité à Pakadjuma ».

Entre les conditions difficiles, les injustices sociales et tous ces récits de vie, Ophélie entreprend ce difficile voyage qu’est la recherche de ses racines et de son histoire logées tantôt dans les souvenirs de la petite maison de son enfance qu’elle finit par retrouver à Pakadjuma, mais dont le père fût toujours absent, tantôt chez une ancienne amie de la famille qui a un jour été proche de sa mère alors qu’Ophélie savait à peine marcher, et puis enfin, au travers des rumeurs sur les activités de prostitution de sa mère qu’on lui rapporte à demi-mot. Reconstituer le courage et les difficultés de celle qu’on appelle « maman mundele » dans tout Pakadjuma pour avoir mis au monde une petite fille de père Algérien, est pour Ophélie une démarche qui lui apportera tour à tour peines, confusion et, enfin, l’apaisement d’avoir su trouver les visages, les mots et les histoires d’un passé empreint de doutes et de zones d’ombre dans une ville et au détour de rues longtemps laissés derrière elle.

 

Le monde

Mais, Les Femmes de Pakadjuma mène le lecteur bien au-delà des confins du quartier Kinois. C’est aussi le récit, à découvrir entre les lignes, des expériences d’Ange et de tant d’autres de ses collègues, amis et connaissances, dont les parcours de vie sont marqués des complexités, des inégalités et des difficultés de notre monde contemporain. Les études en journalisme de l’écrivaine l’ont conduite sur les terrains troubles de la « jungle de Calais », ou confie-t-elle, elle se souvient de « ces choses négatives qui l’ont marquées en France. De voir la manière dont on a reçu les migrants, la précarité, cette façon de mettre des étrangers dans cette situation, pour leur signifier qu’on n’a pas besoin d’eux. » Ophélie elle aussi, se confronte à ces problématiques, qui comme sa créatrice, l’ont profondément choqué.

« L’idée c’était à la fois que mon personnage soit interpellé aussi par ce qu’elle vu en France, la situation des migrants qui s’abritaient à Calais ; et donc quand elle arrive à Pakadjuma, facilement elle fait le lien entre ces deux situations de précarité, d’insouciance et d’une certaine volonté politique des décideurs. Mais mon passage à Calais, ça date de 2016 ! Ça m’a tellement marqué que je n’ai pas voulu louper la première occasion que j’ai eue d’en parler. Alors, je l’ai placé dans mon livre ! »

Suggérer ces parallèles, c’est aussi l’occasion de se remémorer ces entretiens difficiles qu’Ange aura menés ces dernières années. Alors qu’elle travaillait sur un dossier sur l’immigration en France, un jeune Sénégalais lui raconte son long périple entre son pays, l’Algérie, et la Libye, mais avec qui elle ne put finir l’interview parce qu’il se mit à pleurer, et, alors qu’il n’atteindra jamais la France et rentrera au Sénégal, Ange se rappelle, amère, de l’importance «  de mettre en avant les difficultés des gens ».

Enfin, à travers les origines multiples d’Ophélie, et parfois les préjugés auxquels elle doit faire face dans les rues de Pakadjuma, Ange s’attèle aussi à décortiquer les sujets de la mixité, des couples et des amours plus difficiles que les autres dans des sociétés qui se méfient des différences : « Je connais des gens qui sont en couple mixte, mais les expériences avec l’entourage de chaque partenaire sont différentes ; souvent surprenantes, complexes et parfois elles peuvent choquer. Heureusement que par amour on peut tout faire. »

 

Le Livre

Entremêler ces histoires d’ailleurs, raconter la vie à « Paka », devait se faire au début par le biais d’un article. Mais des difficultés se font jour – comment respecter la dignité et l’anonymat de ses sources ? Comment rendre justice à la complexité de ces mondes ? Comment faire « passer ce message qu’il est possible de s’aimer, de vivre ensemble » ? Son ami lui suggère donc de se tourner vers la fiction afin de pouvoir y ajouter de nombreux personnages et d’y conter une intrigue plus complexe et holistique que ne l’aurait permis un article de presse.

Le style du livre, dynamique et généreux, repose sur le choix « d’avoir laissé libre cours à ses interlocuteurs » par la retranscription verbatim de dialogues entiers s’adressant directement aux lecteurs. L’introduction d’expressions en lingala que la langue française, de toute façon, aurait bien du mal à traduire, parsème le texte çà et là ; une langue que l’écrivaine voit comme l’un des véhicules de l’art et de la Rumba congolaise, et une manière pour Ange « de réclamer son identité Kinoise qu’elle affectionne beaucoup », raconte-elle en riant.  L’inspiration néanmoins, ne lui est pas seulement venue du brouhaha de la ville de Kinshasa ou des camps de Calais. C’est son père, me confie-t-elle, qui l’a le plus influencée dans ses choix que ce soit pour le journalisme ou l’écriture. Cet homme, diplômé de philosophie à l’Université de Lovanium (Université de Kinshasa aujourd’hui), « écoutait beaucoup la radio, lisait beaucoup de livres », un fait qui aura durablement marqué la journaliste alors que l’accès aux livres n’a jamais été facile à Kinshasa.

Alors que je lui demande quels sont ses ambitions futures, Ange me confie, une pointe d’excitation dans la voix : « Je me suis vraiment découvert des superpouvoirs ! Si j’avais eu plus le temps, j’aurais ajouté beaucoup de choses [dans le livre], c’est sûr ! »  Et pendant qu’elle travaille sur un nouveau projet d’écriture qu’elle a intitulé RDC, la campagne électorale vue sur les réseaux sociaux, dans lequel elle fait la chronique d’un pays en quête d’alternance, la journaliste vient également de publier en octobre 2019, son dernier récit Au creux des mots, un recueil de nouvelles dont les premières pages retracent la rencontre nocturne d’un jeune homme … avec un Ange.

 

Les Femmes de Pakadjuma, Ange Kasongo Adihe, les Editions du Net, 94 p.

 

Remerciements : Je souhaiterais remercier de tout cœur notre collègue Bienvenu pour sa gentillesse et son amitié, Ange Kasongo, pour son enthousiasme et sa générosité, ainsi qu’Olivia Perazzone pour son travail de relecture. Un grand merci également à Christoph Vogel pour son soutien à la publication de cet essai, et à la Fondation Nationale Suisse de la Recherche Scientifique pour son appui financier à mon travail de recherche en RD Congo.

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